[ANNULE] Du style des idées (III). Écritures « françaises » et nations européennes dans la tourmente 1940-2000
Ce colloque constitue le troisième volet du projet « Du style des idées : nation(alisme) et littérature » porté par le Centre Écritures de l’Université de Lorraine. Les deux premiers colloques ont exploré les liens entre la problématique nationale (structures et doctrines idéologiques) et les conceptions du style et de la « langue littéraire » (Philippe & Piat, 2009) dans le contexte hexagonal entre 1870 et 1940[1]. Pour ce troisième volet, la problématique sera élargie à l’ensemble des écrivains de langue française (maternelle ou non) issus du continent européen, et ce sur la période 1940-2000.
Depuis les formalistes russes et leurs héritiers du « polysystème » (Even-Zohar, 1990), on sait que l’étude des phénomènes littéraires requiert une perspective internationale, voire mondiale. Mais si cette recommandation est toujours plus suivie d’effet (Boschetti, 2010 ; André, 2018), il ne faudrait pas perdre de vue le poids persistant des cadres nationaux dans ce fonctionnement global (Casanova, 2011). Sans pour autant participer à une refondation du « national » en littérature (Spivak, 2011 ; Douaire-Banny, 2014), le colloque entend contribuer à l’analyse des effets des représentations et des institutions nationales sur les phénomènes stylistiques en langue française dans l’Europe des années 1940-2000. Il posera la question de savoir si l’inscription nationale des auteurs, qu’elle soit plus ou moins revendiquée ou déniée, favorise des configurations stylistiques qui rappellent, voire vont au-delà de celles qu’on peut observer, par exemple, dans les textes publiées par une même maison d’édition (Bertrand, Germoni & Jauer, 2014). Par quels biais la « nationalité » intervient-elle dans la textualité (stratégies rhétoriques, procédés génériques, rythmiques, etc.) ? À l’inverse, selon quelles modalités les styles se mettent-ils au service de tel ou tel modèle politique et / ou littéraire de type national, ou d’une doctrine nationaliste, ou encore d’un idéal antinational ou transnational (« européen », « universel », « mondial », « multiculturel », « créolisé », « postcolonial », etc.), c’est-à-dire marqué par la logique nationale ? Quels sont les registres (sacré, pamphlétaire, etc.) que privilégient de telles entreprises de légitimation ou de consécration ?
Ces questions seront discutées sans essentialiser un concept de nation qui fonctionne d’abord comme un opérateur discursif situé sociohistoriquement. La prudence s’impose d’autant plus que, depuis la fin de ce que Seignobos a appelé le « siècle des nationalités », la nation a progressivement perdu en légitimité, surtout en Europe. Ébranlée par deux guerres mondiales, elle se voit de plus en plus concurrencée par un réseau d’instances supranationales (ONU, FMI, CEE, etc.) liées à une nouvelle phase de la mondialisation de l’« économie-monde » (Wallerstein, 1999). Corrélativement, un nombre croissant d’États-nations européens, dont la France et la Belgique, connaissent un processus de décentralisation propice à des régionalismes ou à des nationalismes de type ethnique. Quant aux nations colonisatrices – on pense là aussi à la France et à la Belgique –, elles ont vu leur empire se désagréger en autant d’États arrimés à un paradigme national qui, à leurs yeux, avait gardé toute sa pertinence. Il s’agira de vérifier dans quelle mesure les dynamiques stylistiques peuvent être rapportées, à travers le prisme du système littéraire concerné, à la fragilité des « anciens » États-nations européens ou aux aspirations suscitées par la « construction européenne ».
La plupart de ces interrogations peuvent d’autant moins être traitées à l’échelle d’une seule nation qu’écrire en français revient à manier un code « universel » dont la paternité a été revendiquée par l’État français sur la foi d’une trinité Langue – Littérature – Nation qu’il a durablement propagée. Pendant et après la Seconde Guerre mondiale, la croyance dans la primauté de « la littérature française » renforce encore son emprise en France et chez ses voisins de langue « française », à rebours de leur autonomie littéraire (Bourdieu, 1992), notamment stylistique. C’est sensiblement le cas au Luxembourg (cf. Gilbertz, 2019). En Belgique, le prestige « français » prédomine jusqu’au début des années 1980, achevant de reléguer dans le passé la « littérature nationale » sur fond d’engouement européen et de fédéralisation de l’État. Par la suite, les écritures tendront à traduire une spécificité littéraire (Halen, 2001) en empruntant de nouvelles voies (par exemple cette sorte d’antinationalisme national qu’est la « belgitude »). Comme en Belgique, les débats littéraires en Suisse romande ont longtemps été structurés par la cohabitation antinomique de deux modèles nationaux (helvétique et « français ») et par la question de l’appellation (« littérature française de Suisse » ou « littérature suisse de langue française » ou « suisse romande » ?). Après une décennie 1970 de réaffirmation de la littérature « romande », l’accès à une plus grande autonomie rime à la fois avec coupure d’avec Paris et avec ouverture internationale, jusqu’à affaiblir le credo « romand » dès les années 1990 (Maggetti & Meizoz, 1999). Dans l’Hexagone, les littératures « francophones », y compris des îles françaises, ne sortent pas de l’ombre avant les années 1990, voire, dans le champ universitaire, bien plus tard encore (Mangeon, 2014). Que le cadre national demeure le support premier d’une des institutions littéraires les plus performantes du monde, faisant du pays une sorte de « nation littéraire » (Parkhurst Ferguson, 1991), atteste une résistance forte aux transformations en cours dans le monde qui parle et écrit en français. Aussi la relative discrétion dans laquelle ces mutations s’accomplissent chez les voisins immédiats, comparativement aux effets de la « Révolution tranquille » au Québec ou des « Indépendances » en Afrique, n’incite-t-elle pas à de grandes remises en question. La littérature hexagonale connaît même à intervalles réguliers une résurgence des écritures de la nation, vivaces pendant et dans la foulée de la guerre (Sapiro, 1999) et sujettes à de nombreux aggiornamentos par la suite. Ces différentes situations nationales seront l’occasion pour notre colloque de dégager un certain nombre de convergences et de divergences stylistiques, dans un esprit comparatif que certains chercheurs appellent de leurs vœux depuis assez longtemps (Combe, 1995) et qui anime certaines études existantes (Bertrand & Gauvin, 2003).
Le colloque s’intéressera aussi à des productions plus hybrides. Les « écritures migrantes » ou les « écritures invitées » (Porra, 2011) sont des analyseurs efficaces de matrices stylistiques « nationales », en ce sens que l’immigration, en tant que bouleversement des conditions de socialisation (littéraire), est susceptible d’affecter les styles en profondeur. On se penchera également sur les corpus produits par les descendants d’immigrés, par exemple la littérature « beurre » en France (Laronde, 1993) ou la « rital-littérature » en Belgique.
Ainsi, notre rencontre fera le point sur les diverses manières dont les styles littéraires « français » se ressentent des modes d’identification nationale dans la tourmente sociopolitique et culturelle des années 1940-2000 en Europe. Elle proposera plus précisément les pistes de réflexion suivantes :
- Les options stylistiques « nationales » tendent-elles à se conformer à des modèles légitimes ou, au contraire, à s’en démarquer ? Relèvent-elles plutôt de la préconisation théorique ou de la mise en pratique textuelle ?
- Se prêtent-elles à certains (sous-)genres plutôt qu’à d’autres ? Ces (sous-)genres sont-ils plutôt « populaires » ? Les récurrences stylistiques sont-elles plus identifiables à mesure que « le peuple » comme vecteur de la nation a la parole ou oriente l’écriture (cf. Wolf, 2014) ?
- Ces récurrences varient-elles selon que la nation concernée appartient au passé, au présent ou à l’avenir (la France en partie mythique de Pierre Bergounioux et de beaucoup d’autres écrivains français, la nation panfrançaise du Belge Marcel Thiry, la « Suisse vagabonde » de Nicolas Bouvier, etc.) ?
- Quel rôle joue la pureté (à préserver ou à subvertir) supposée de « la langue française », appellation homogénéisante et ambivalente du fait que « français » renvoie en même temps à une langue-culture internationale (« universelle ») et à un État-nation particulier (Dirkx, 2006) ? Quelles sont les manifestations stylistiques de la « surconscience linguistique » (Gauvin, 1990-1991) et autres formes d’autosurveillance et d’autocensure ? Se différencient-elles selon la proximité du centre littéraire (éditorial) parisien ?
- La coexistence de matrices nationales concurrentes dans les pratiques scripturales donne-t-elle systématiquement lieu à des formes hétérogènes, hybrides, plurilingues, intermédiales, etc. et, de ce fait, à une plus grande réflexivité stylistique ? Ce type d’emprise dialogique de la problématique nationale sur le style peut-il être rapporté aux hésitations vécues par l’écrivain « francophone » entre aspiration à l’autonomie littéraire et séductions hétéronomes liées, ultimement, à la précellence de la « littérature française » (antinomie ; Dirkx, 2006 et 2012) ?
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Les rapports entre nation et style dans les littératures européennes de langue française constituent ainsi un domaine de recherche toujours fertile. Ils n’ont fait l’objet de travaux spécifiques qu’à partir des années 1980 (citons les travaux de Marc Quaghebeur et de Jean-Marie Klinkenberg). Pour notre colloque, seront privilégiées des analyses empiriques et/ou théoriques qui ne se contentent pas de faire avancer les connaissances sur un aspect isolé. Des contributions portant sur des corpus qui impliquent deux ou plusieurs référentiels nationaux seront appréciées.
Les propositions de 2.500 à 3.500 signes pour une communication de 30 minutes, accompagnées d’une brève notice bio-bibliographique, sont à envoyer avant le 1er novembre 2019 à Paul Dirkx (Université de Lorraine, Centre Écritures EA 3943) à l’adresse suivante :
Elles seront soumises à une double évaluation en aveugle (notification de l’acceptation : 15 décembre 2019). Le colloque débouchera sur une publication.
Comité scientifique
[en cours de composition]
Bibliographie
André, Sylvie, Pour une lecture postcoloniale de la fiction réaliste (XIXe-XXe siècles), Paris, Honoré Champion, coll. Bibliothèque de littérature générale et comparée, 2018.
Bertrand, Stéphanie – Freyermuth, Sylvie (dirs), Le nationalisme en littérature : des idées au style (1870-1920), Bruxelles, Peter Lang, 2019.
Bertrand, Jean-Pierre – Gauvin, Lise (dirs), Littératures mineures en langue majeure. Québec / Wallonie-Bruxelles, Berlin / Montréal, PIE – Peter Lang / Les Presses de l’Université de Montréal, coll. Documents pour l’Histoire des Francophonies, 2003.
Bertrand, Michel – Germoni, Karine – Jauer, Annick (dirs), Existe-t-il un style Minuit ?, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, coll. Textuelles, 2014.
Boschetti, Anna (dir.), L’espace culturel transnational, Paris, Nouveau Monde éditions, coll. Culture / Médias, 2010.
Bourdieu, Pierre, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. Libre examen, 1992.
Casanova, Pascale (dir.), Des littératures combatives. L’internationale des nationalismes littéraires, Paris, Raisons d’agir, coll. Cours et travaux, 2011.
Combe, Dominique, Poétiques francophones, Paris, Hachette Livre, coll. Contours littéraires, 1995.
Dirkx, Paul, Les « amis belges ». Presse littéraire et franco-universalisme, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Interférences, 2006.
Dirkx, Paul, « Une diaspora belge. Antinomie et formes de migration », Kathie Birat, Charles Scheel et Brigitte Zaugg (éds.), Dislocation culturelle et construction identitaire, Metz, Centre de recherche Écritures, coll. Littératures des mondes contemporains, 2012, p. 71-84.
Douaire-Banny, Anne, Remembrances. La nation en question ou L’autre continent de la francophonie, Paris, Honoré Champion, coll. Bibliothèque de littérature générale et comparée, 2014.
Even-Zohar, Itamar, « Polysystem Studies », Poetics Today, 11, 1 (printemps 1990), p. 1-268.
Gauvin, Lise, « La surconscience linguistique de l’écrivain francophone », Revue de l’Institut de Sociologie, 1990-1991, p. 83-101.
Gilbertz, Fabienne, Professionalisierungsprozesse der Luxemburger Literaturen in der zweiten Hälfte des 20. Jahrhunderts (ca. 1945-1980), Heidelberg, Winter [à paraître en septembre 2019].
Halen, Pierre, « Les stratégies francophones du style. L’exemple de quelques sauvages du Nord », Papa Samba Diop (éd.), Littératures francophones : langues et styles, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 213-227.
Klinkenberg, Jean-Marie, « La production littéraire en Belgique francophone. Esquisse d’une sociologie historique », Littérature, 44 (décembre 1981), p. 33-50.
Laronde, Michel, Autour du roman beur. Immigration et identité, Paris, L’Harmattan, coll. Critiques littéraires, 1993.
Maggetti, Daniel - Meizoz, Jérôme, « Première partie. La vie littéraire et ses institutions de 1970 à 1996 », Roger Francillon (dir.), Histoire de la littérature en Suisse romande. IV : La littérature romande aujourd’hui, Lausanne, Payot, coll. Territoires, 1999, p. 17-118.
Mangeon, Anthony, « Pour une histoire littéraire intégrée (des centres aux marges, du national au transnational : littératures françaises, littératures francophones, littératures féminines) », Abdoulaye Imorou (dir.), La littérature africaine francophone. Mesures d’une présence au monde, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, coll. Écritures, 2014.
Parkhurst Ferguson, Priscilla, La France, nation littéraire, Bruxelles, Labor, coll. Media, 1991.
Philippe, Gilles – Piat, Julien (dirs), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009.
Porra, Véronique, Langue française, langue d’adoption. Une littérature « invitée » entre création, stratégies et contraintes (1946-2000), Hildesheim – Zurich – New York, Georg Olms, coll. Passagen / Passages, 2011.
Quaghebeur, Marc, Balises pour l’histoire des lettres belges de langue française, Bruxelles, Labor, coll. Espace Nord, 1998 [1982].
Quaghebeur, Marc, Histoire, forme et sens en littérature : la Belgique francophone. Tome II : L’ébranlement : 1914-1944, Bruxelles, Peter Lang, coll. Documents pour l’histoire des francophonies, 2017.
Sapiro, Gisèle, La guerre des écrivains 1940-1953, Paris, Fayard, coll. Histoire de la pensée, 1999.
Spivak, Gayatri Chakravorty, Nationalisme et imagination, Paris, Payot, 2011 [2010].
Wallerstein, Immanuel, L’histoire continue, Paris, L’Aube, coll. Monde en cours, 1999.
Wolf, Nelly, Proses du monde. Les enjeux sociaux des styles littéraires, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, coll. Perspectives, 2014.
[1] « Du style des idées I. Nationalisme et littérature (1870-1920) », 28-29 juin 2018, Université de Luxembourg ; « Du style des idées II. Les écrivains, la langue française et l’idée de nation (1870-1940) », 27-28 juin 2019, Université de Lorraine, Metz. Les actes du premier volet sont parus : Bertrand, Stéphanie – Freyermuth, Sylvie (dirs), Le nationalisme en littérature : des idées au style (1870-1920), Bruxelles, Peter Lang, 2019.