Pierre Loti et Nietzsche penseurs du fragment

En quel sens peut-on parler de « fragment » chez Loti et Nietzsche ? Dans son sens courant, un fragment est la partie d’un tout préalable, brisée ou détachée : un morceau de tissu, un éclat de poterie sont des fragments. Toutefois le fragment n’est pas nécessairement la partie détachée d’un tout préalable. Avec des auteurs comme Nietzsche et Loti, le fragment change de statut : il n’est pas la trace d’une totalité perdue, mais une forme complète et autonome, ou si l’on préfère une petite totalité, juxtaposée à d’autres petites totalités, pouvant être appréciée sans elles, de manière indépendante. Chez Nietzsche, c’est l’aphorisme qui tient lieu de fragment : le penseur allemand n’écrit pas de « système », mais des aphorismes, des éclats de pensée. Ces fragments ne renvoient pas à un tout caché : ils sont des formes closes, qui portent une vérité par elles-mêmes. Nietzsche utilise l’aphorisme comme une arme contre les systèmes philosophiques. Ses œuvres : Humain, trop humainLe Gai savoirPar-delà bien et mal, notamment, sont faites de séries d’aphorismes. Présentés en série, les aphorismes dessinent une vision du monde particulière, qu’on a pu qualifier de perspectivisme, une vision du monde qui fait droit à la différence des points de vue.

     Le fragment n’est pas donc pas toujours la partie d’un tout, il peut être lui-même une totalité autosuffisante. On le nomme fragment quand il est associé, comme dans les œuvres de nos deux auteurs, à d’autres petites totalités avec lesquelles il n’entretient pas nécessairement de lien logique ou même thématique. Certes il est toujours possible de convertir une œuvre fragmentée en système, comme Marcel Conche l’a fait pour Épicure, et comme Gilles Deleuze l’a fait pour Nietzsche. On pourrait sans doute faire la même chose pour Loti en prenant pour fil conducteur sa réflexion sur le lien entre religion et civilisation, qui traverse toutes ses œuvres. Mais ce serait laisser de côté un aspect essentiel de leurs pensées respectives, à savoir la revendication du fragment.

     Roland Barthes disait de Loti : « Pierre Loti ne pense pas », opposant la littérature qui pense (celle qui assume un rapport réflexif, critique au monde, comme Gide ou Sartre) à la littérature de pure notation. Loti est associé par Barthes à cette seconde catégorie : celle des écrivains qui enregistrent, qui « impressionnent », mais ne construisent pas un discours intellectuel ou philosophique. De fait, à l’exception de son roman Pêcheur d’Islande, Loti ne développe pas une pensée suivie à partir d’un thème ou d’une intrigue, mais décrit au coup par coup ce qui, au cours de ses déambulations, retient son attention. Et même dans ce roman à part, ce qui intéresse Loti, c’est moins l’intrigue et le dénouement que la peinture de tableaux, comme le montre le début du roman où il décrit en détail la cale des matelots et l’ambiance particulière qui y règne.

    En somme, l’aphorisme est à la philosophie de Nietzsche ce que le fragment-tableau est à la littérature chez Loti : une forme brève, autonome, suggestive, qui renonce au grand récit totalisant. Reste à comprendre pour quelles raisons nos deux auteurs ont renoncé dans leur travail d’écrivain à cette approche totalisante, et ont privilégié le fragment. 

Date(s) début - fin
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Lieu
Metz - Campus Saulcy - UFR ALL - A208 | 17h30
Organisateur(s)
Christophe Bouriau, Université de Lorraine (Nancy), philosophie