Quiétisme et prophétisme: un paradoxe
Quand on évoque Jeanne Marie Bouvier de la Mothe Guyon (1648-1717), dite « Madame Guyon », on pense forcément au quiétisme, à cause duquel elle fut condamnée (sans véritable procès) et emprisonnée. Le quiétisme qui invite l’âme à la prière de « pure présence » semble le contraire du prophétisme, car il incline à considérer une conscience toute intériorisée, silencieuse, en retrait, voire « décréée » ou « néantisée ». On peut cependant constater que chez Madame Guyon l’âme, qui fait l’ascèse d’elle-même et se veut conduite purement et simplement par Dieu, est le contraire d’une âme inactive et, de par son inspiration, est plus prophétique qu’aucune autre. Prophétique à la lettre : une telle âme ne serait que l’expression de Dieu qui passe par elle comme un canal adopté pour atteindre les hommes. Il se trouve que Mme Guyon s’est voulue à la fois active (et non repliée sur une intériorité ouverte seulement à Dieu comme en circuit fermé) et pleinement tournée vers une sorte d’apostolat. Elle s’est même volontiers voulue, dans une certaine mesure, prophétesse. Elle aime annoncer des événements, avertir, édifier voire parfois dénoncer. Est-ce par une particularité de son idiosyncrasie ? Ou est-ce par une sorte de nécessité interne de l’expérience mystique ? Pourtant, il est question ici d’un mysticisme non visionnaire, loin des extases d’une Catherine de Sienne ou d’une Thérèse d’Avila. Comment des aspects prophétiques émergent-ils de la spiritualité guyonienne ? Comment s’articule, chez Madame Guyon, l’expérience intérieure de type mystique et la voix prophétique ? En vue de quoi ? Madame Guyon, dont Fénelon sera un éminent disciple, ne se donne jamais directement pour un prophète – en régime chrétien, où le Christ occupe le rôle central et où les prophètes sont ses annonciateurs, ce serait d’ailleurs absurde – mais elle en prend pourtant régulièrement la posture. Jusqu’à tenter de jouer un rôle (secret) de réorientation spirituelle des personnes de pouvoir, au sommet de l’appareil d’État. Elle s’adresse à la puissance tout en demeurant résolument hors des jeux de puissance. On pourrait donc voir en elle un prophète, discret [discrétion qui lui est imposée par la pression des pouvoirs ecclésiastiques et politiques], mais un prophète tout de même. Nous tenterons alors d’avancer un peu, à partir de cet exemple, dans l’éclaircissement du problème de savoir s’il y a un lien fort, et peut-être pour ainsi dire nécessaire, entre mystique et prophétie.