Maria Vittoria Martino
Jacques Elfassi (UL)
Alessandro Garcea (Paris-Sorbonne)
Fabio Gasti (U. Pavia, Italie)
Anne Grondeux (U. Paris)
MalgrĂ© leur distance chronologique et culturelle, on relĂšve beaucoup dâanalogies entre Varron et Isidore de SĂ©ville : câest pourquoi il est nĂ©cessaire aujourdâhui de rĂ©viser et dâapprofondir les liens entre ces deux auteurs, liens auxquels on nâa pas accordĂ© une attention suffisante jusquâĂ prĂ©sent. Marcus Terentius Varron, « il terzo gran lume romano » comme le dit PĂ©trarque, est considĂ©rĂ© comme le plus grand savant du monde romain et lâĂ©crivain latin le plus fĂ©cond ; nĂ© Ă Rieti, en Sabine, dans le Latium, en 116, il est le protagoniste et le spectateur dâun des moments les plus importants de lâhistoire de Rome.
Isidore de SĂ©ville, lâun des plus importants Ă©vĂȘques de SĂ©ville, Ă©crivain Ă©galement fĂ©cond, est connu surtout pour sa monumentale encyclopĂ©die, les Etymologiae, qui est vite devenue la base pour la formation de tous les hommes de culture pendant tout le Moyen Ăge. PrĂšs de sept siĂšcles aprĂšs Varron, il vit dans un milieu tout Ă fait diffĂ©rent : sa patrie, presque un siĂšcle aprĂšs la chute de lâEmpire romain, est lâEspagne wisigothique.
Les diffĂ©rences entre les deux Ă©crivains concernent avant tout lâaspect religieux : au Ier siĂšcle avant J. C. les Romains Ă©taient paĂŻens ; au VIIe siĂšcle, au contraire, le christianisme Ă©tait adoptĂ© par la plupart des peuples du territoire de lâancien Empire Romain. DĂ©sormais, les hommes de culture, presque tous fidĂšles Ă ce credo, rĂ©flĂ©chissent principalement sur les problĂšmes de la foi catholique et lâexĂ©gĂšse biblique, et lâĂ©vĂȘque Isidore ne fait pas exception.
La société et la culture de ces auteurs étaient donc trÚs différentes.
La longue vie de Varron couvre presque entiĂšrement la derniĂšre pĂ©riode du siĂšcle de la RĂ©publique Romaine ; Isidore considĂšre cette Ă©poque-lĂ comme lâĂąge « classique », un des moments les plus Ă©levĂ©s de lâhistoire culturelle de Rome ; sont contemporains du RĂ©atin les plus illustres personnages de la culture latine : CicĂ©ron, CĂ©sar, Salluste, LucrĂšce et Catulle.
Isidore vit la fin de lâĂąge impĂ©rial, dans un pays qui, sans lâunitĂ© garantie par les conquĂȘtes de Rome, est dĂ©sormais gouvernĂ© par les peuples qui Ă©taient considĂ©rĂ©s comme des « barbares » dans la pĂ©riode classique.
Les deux Ă©crivains ont vĂ©cu dans un temps de passage qui a sans doute influencĂ© leur culture et leur sociĂ©tĂ© : câest un des points quâils ont en commun.
Varron fait partie des derniers auteurs de lâĂ©poque rĂ©publicaine et des premiers de lâĂ©poque impĂ©riale ; il assiste Ă la fin de la RĂ©publique, vĂ©cue par les contemporains comme un traumatisme, et Ă la fin dâune grande pĂ©riode, particuliĂšrement fĂ©conde, de la littĂ©rature latine ; Isidore, lui aussi, assiste au dĂ©clin de la culture latine qui avait dominĂ© lâEurope jusquâĂ deux siĂšcles auparavant. Le sentiment de la perte domine lâesprit des deux auteurs et les pousse Ă conserver la culture de cet Ăąge qui allait irrĂ©parablement disparaĂźtre.
Avec son Ćuvre, les Disciplinae, Varron assurait le maintien des lignes Ă©ducatives de la sociĂ©tĂ©, ses Antiquitates sont consacrĂ©es Ă lâhistoire du peuple de Rome et son traitĂ© De lingua latina Ă son histoire linguistique.
Isidore nous surprend car, sept siĂšcles aprĂšs, dans les Etymologiae, il semble vouloir conserver le mĂȘme patrimoine culturel et humain que celui de Varron. Dans son encyclopĂ©die, lâĂ©vĂȘque propose le mĂȘme projet Ă©ducatif de Varron. Dans les cinq premiers livres, il essaie de transmettre les artes que lâauteur latin avait si bien illustrĂ©es dans ses Disciplinae. Il mentionne les mĆurs et les coutumes des maiores selon les informations fournies par le RĂ©atin dans les Antiquitates et surtout il transfĂšre les fondements de la latina lingua, dont il percevait la corruption croissante, en utilisant le mĂȘme processus Ă©tymologique que Varron avait employĂ© dans son traitĂ© De Lingua Latina. La forte interaction entre les deux auteurs et leurs travaux littĂ©raires ne se limite pas aux intentions et aux finalitĂ©s, mais elle apparaĂźt surtout dans les contenus. Les Etymologiae prennent lâaspect dâune synthĂšse de trois des Ćuvres les plus significatives de Varron, un nouvel et unique horizon interculturel oĂč ces travaux se mĂȘlent et sâunissent pour crĂ©er un produit littĂ©raire vraiment actuel. Isidore se considĂ©rait comme hĂ©ritier et successeur du grand Ă©rudit romain, et câest ainsi quâil Ă©tait vu par ses contemporains : ce nâest pas un hasard si Braulion, Ă©vĂȘque de Saragosse, ami et Ă©diteur de son encyclopĂ©die, lui adresse le mĂȘme Ă©loge que celui que CicĂ©ron avait fait de Varron.
Varron, aux yeux dâIsidore, reprĂ©sente un modĂšle pour la formation du canon culturel et surtout un point de repĂšre dans les mĂ©thodes de recherche : les deux Ă©crivains ont en commun lâidĂ©e fondamentale de lâimportance de la langue, conçue comme un moyen pour comprendre le monde. LâautoritĂ© du RĂ©atin est visible dans beaucoup dâautres domaines de lâouvrage dâIsidore ; en effet, le nom de Varron, dans les Etymologiae, revient trente et une fois, mais il y a beaucoup dâautres passages oĂč lâĂ©vĂȘque rapporte des thĂ©ories du RĂ©atin sans le citer explicitement.
MalgrĂ© ces analogies, Jacques Fontaine ne croit pas quâIsidore ait pu lire directement lâĆuvre varronienne ; il pense que tous les emprunts isidoriens Ă Varron, ou tous les passages dâIsidore qui semblent avoir une certaine analogie avec les traitĂ©s du RĂ©atin, lui sont parvenus par lâintermĂ©diaire dâauteurs comme Augustin, JĂ©rĂŽme et Lactance.
Il est toujours difficile dâĂ©valuer avec prĂ©cision la problĂ©matique des sources, surtout pour les auteurs de lâantiquitĂ© tardive. Il sâagit dâĂ©crivains qui ont accĂšs Ă des traditions textuelles dĂ©jĂ corrompues et qui souvent sont contraints de recourir aux Ă©pitomĂ©s, aux extraits, aux sources indirectes ou aux souvenirs dâĂ©tude.
En tenant compte de lâinteraction trĂšs forte entre les diffĂ©rentes Ćuvres des deux Ă©crivains, il est nĂ©cessaire aujourdâhui de revaloriser la dĂ©pendance dâIsidore par rapport Ă Varron. Câest seulement grĂące Ă cette Ă©tude quâil sera possible de caractĂ©riser de maniĂšre plus prĂ©cise la personnalitĂ© culturelle complexe dâIsidore.
Pour atteindre cet objectif, il sera nĂ©cessaire dâapprofondir avant tout les vicissitudes de la tradition des Ćuvres du grand Varron, dont on ne possĂšde que peu de textes. Il sera fondamental de connaĂźtre lâhistoire de cette vaste production dans le but de dater, presque de façon certaine, la disparition des Ă©crits de lâauteur latin.
En ce sens, on devra considĂ©rer un autre important Ă©lĂ©ment : avant Isidore, Varron a Ă©tĂ© un point de repĂšre pour beaucoup dâautres auteurs, comme par exemple Servius, Augustin et Martianus Capella. Puisque lâĂ©vĂȘque de SĂ©ville a considĂ©rĂ© ces auteurs comme des sources importantes de son travail, la question est complexe : on peut la rĂ©soudre de trois façons diffĂ©rentes.
Une premiĂšre possibilitĂ© est de supposer que les traitĂ©s de Varron ont cessĂ© de circuler entre le Ve et le VIIe siĂšcles. Par consĂ©quent, on pourrait penser que Servius, Augustin ou Martianus ont eu libre accĂšs au travail de Varron, mais que cela nâĂ©tait plus possible pour Isidore, qui aurait utilisĂ© ces trois auteurs non seulement pour eux-mĂȘmes, mais aussi comme tĂ©moins indirects des idĂ©es du RĂ©atin.
Il est possible aussi que, dĂ©jĂ au IVe siĂšcle, le texte de Varron ait circulĂ© seulement sous forme de rĂ©sumĂ©s : il faudra envisager lâhypothĂšse que tous ces auteurs aient Ă©tĂ© mis en contact avec les thĂ©ories de Varron Ă travers des extraits ou des Ă©pitomĂ©s de ses Ćuvres. En ce cas, il faudra se demander sâil y avait des abrĂ©gĂ©s spĂ©cialement renommĂ©s et diffusĂ©s, ou si, au contraire, chacun disposait dâune version diffĂ©rente oĂč Ă©taient prĂ©sentes lâune ou lâautre part de la vaste production de cet auteur.
La troisiĂšme possibilitĂ©, la plus heureuse, rĂ©side dans le fait que Servius, Augustin, Martianus et Isidore lui-mĂȘme aient pu lire rĂ©ellement, sinon dans son intĂ©gralitĂ©, au moins une bonne partie de lâĆuvre de Varron et que celle-ci se soit perdue plus tard.
Comme on le voit, la question est complexe et trĂšs ramifiĂ©e, et elle met en Ă©vidence un grand nombre de problĂšmes qui exigent un approfondissement. Il est impĂ©ratif dâĂ©tudier attentivement les relations entre Isidore et Varron et leurs nombreuses analogies, et la question est dâautant plus intĂ©ressante quâelle est capable dâĂ©clairer beaucoup dâautres problĂ©matiques concrĂštes. En effet, elle pourrait contribuer Ă Ă©claircir le dĂ©roulement de la disparition de la plupart des Ćuvres de Varron, lâhorizon interculturel dans lequel ces deux auteurs importants se situent et la relation qui existe entre Isidore et dâautres auteurs, plus proches de lui que Varron mais Ă©galement illustres.
Ce problĂšme nâa jamais Ă©tĂ© abordĂ© avec lâattention nĂ©cessaire : aprĂšs lâarticle de J. Fontaine quâon a citĂ©, personne nâa plus Ă©crit sur cette question ; Ă©tant donnĂ© la complexitĂ© et lâimportance de ce sujet, remplir cette lacune est une nĂ©cessitĂ©.